mardi 8 mars 2011

Il était une fois... famille et dominos.


Il était une fois la famille Cepleanu.

...et c'était la famille de mon père. Il est mort (7 novembre 1922 - 2 mai 1996) de l'évolution naturelle d'un cancer de la prostate non traité (il était très "bio") et dans l'ascite finale, mourant devant nous, il a dit à mon oncle médecin qui lui en faisait reproche : "je préfère mourir selon mes idées que de vivre encore selon les tiennes".

Moins d'un an plus tard, le 19 mars 1997, mon oncle ouvrait la succession à Bucarest en se déclarant, témoins à l'appui, fils unique de mes grands-parents paternels, afin de m'exclure de tout droit à l'héritage (de l'immeuble familial). Moi, je lui faisais confiance quant à mes droits, car j'avais confiance en sa moralité, et je n'ai appris la situation qu'en mai 2009, et pas de sa bouche : il a fallu que j'enquête à Bucarest pour comprendre pourquoi, comme il me le disait avec tant d'insistance, "je n'avais aucun droit".

Ainsi je découvris que mon oncle, quelles que soient ses qualités par ailleurs, est d'abord un homme d'argent et de pouvoir. Cela, et cela seul compte à ses yeux. Il appelle cela "être réaliste", et c'est parce qu'il me trouve trop "idéaliste" (mon cousin traduit par "couillon") qu'il estime que mon "droit moral" c'est de n'avoir "aucun droit".

C'est seulement ainsi, avec 13 ans de retard, que j'ai compris ce que mon père voulait lui dire par : "je préfère mourir selon mes idées que de vivre encore selon les tiennes". Il y avait un vieux contentieux éthique entre ces deux-là, mais je n'en savais rien, car ce sont des types discrets qui ne montrent pas leurs sentiments intimes... comme la plupart des gens "bien élevés".

Quant à vous, mes neveux... si ce n'est déjà fait, vous apprendrez que les gens pauvres ne sont pas forcément des malhonnêtes et des minables, et que les gens riches ne sont pas forcément tous honnêtes et formidables... La vie est beaucoup plus intéressante que ça ! Vous apprendrez aussi qu'il vaut mieux croire ce que l'on découvre par soi-même, que ce que l'on nous dit. Si on se connaît un jour, sachez que j'ai survécu et sauvegardé ma liberté et ma droiture, en adaptant mon comportement à mes interlocuteurs : doux avec les doux, dur avec les durs, généraux avec les gens ouverts, méfiant avec les prédateurs et les méprisants... c'est pourquoi les personnes qui ont croisé ma route ont de moi des opinions qui reflètent avant tout ce qu'elles sont...

Mon père est mort, ma mère est morte, je mourrai sans descendance charnelle. Il y a mes neveux. Quelle sera leur morale, avec un père qui, sans m'avoir jamais fréquenté, est persuadé d'avoir un cousin minable, qui me traite de menteur sans même vérifier ce que je dis, qui interprète tout oubli ou une erreur de ma part comme un signe de malhonnêteté, et qui trouve normal d'hériter à ma place toute la part de mon père, reproduisant ainsi fidèlement la mentalité méprisante et prédatrice de son père, mon oncle, sans se poser de questions ? Leur mère est d'origine prussienne. Le contraste entre un père roumain avec une pareille mentalité, et une père allemande, sera-t-il bénéfique au final ? Je vous le souhaite, mes neveux !

Quoi qu'il en soit, avec moi ma branche s’éteint, comme avant elle, les glossoptéris, les trilobites, les labyrinthodontes, ou les multituberculés. Qu’importe ! Avant de retourner à la poussière, nous aurons ensemencé la Terre et partagé avec nos semblables des créations, des idées, des sentiments, des émotions, des connaissances. Cela seul compte. Nous avons agi, et la vie garde notre empreinte, que nos actions soient connues ou ignorées, bonnes ou mauvaises, grandes ou petites. L’une des femmes dont je fus le compagnon, et même le mari, me traitait avec un tendre humour de « sauveur de vers de terre ». On sauve ce qu’on peut. C’est mieux que rien.

Il était une fois... l'effet domino.

L'effet domino, c'est la cascade des conséquences de nos choix, de nos actes, de nos préjugés sur la suite des évènements, à travers les générations.

J'assume les miens. Et aussi ceux qu'avant moi, ont fait mes parents et mes grands-parents, y compris celui de copuler et de garder les embryons. Choix sans lesquels je n'aurais pas connu le soleil et la lune, les étoiles et la vase, le miel et le fiel, la douceur et la violence, le sang et l'excrément, l'amour et la douleur, le rire et les larmes, le respect et le mépris, l'humour et la haine, l'esprit et l'orgueil, les personnes-chances qui se sont laissées aimer et qui m'aiment, et les personnes-barrières qui ont refusé le lien et me voient comme une proie, un concurrent ou un poids (les premières se se trouvent et se retrouvent dans le vaste monde, les secondes surtout dans ma famille génétique).

Ayant eu la chance de pouvoir lever la tête du guidon et de devenir autre chose qu'un ventre pourvu d'yeux (malgré mon apparence ventrue), je peux envisager le vaste réseau de bifurcations, à chaque choix double ou multiple, avec sérénité, et cela quelles que soient les conséquences : conformes ou non à mes espérances. Moins chanceux que moi, d'autres êtres ont foncé toute leur vie la tête dans le guidon (ou plutôt dans le volant): les qualités dont ils sont pourvus n'ont pas pu émerger (ou restent enfermées l'étroit cercle familial), et pour le reste du monde, dont moi, ils ne sont que des loups. Sveltes, peut-être, mais loups. Dommage...

Pour ma part, depuis tout petit, sans l'avoir ni décidé ni voulu, j'ai toujours, dans la jungle qui nous entoure, secrété une enveloppe diaphane d'idéalisme, qui ne me défend pas contre les coups, mais sauve mon intégrité éthique et m'évite de devenir une bête humaine (j'écris ça, mais j'aime bien les locomotives à vapeur). Méprisé pour cela par les uns (surtout les "miens"), aimé par les autres, j'ai ainsi survécu. Toutefois, mon attitude n'a jamais été uniquement dictée par mes rêves, sinon je n'aurais ni survécu ni sauvegardé ma liberté et ma dignité dans ce monde. Mon attitude est simple : je donne à chacun la chance d'être humain avec moi, comme je suis spontanément humain avec elle ou lui. Si je suis agressé, j'adopte, face à chacun, l'attitude symétrique : je suis avec elle ou lui, comme elle ou lui est avec moi, avec toutefois une limite, celle de la légitime défense proportionnée, sans vengeance. Ainsi dit, cela a l'air très pensé, mais ce n'est que formulation après coup : en réalité, c'est une attitude quasi-instinctive, issue du tréfonds de mon inconscient.

Jusqu'à présent, cela m'a toujours réussi, malgré la bouse dans laquelle j'ai grandi (un mépris épais, inconscient, de bonne foi, aussi convaincu de mon infériorité par rapport à la caste dont je suis issu, qu'un livre de géographie des années 1900 était convaincu de la supériorité de "l'occidental chrétien" sur les autres "races"). La bouse peut être un bon engrais. Sans elle, peut-être serais-je devenu un individu bouffi d'orgueil et étroit de coeur et d'esprit ?

C'est pourquoi je goûte ma chance et ne me plains de rien.

Il était une fois Ioana Oltes.

...et c'était ma mère. Elle est morte (1 juillet 1927 - 1 février 2007) à un âge relativement avancé pour une roumaine qui a fumé intensément toute sa vie et n’a jamais fait de sport.

C’était une artiste. Cela, et cela seul comptait à ses yeux.

L’histoire de sa vie commence bien avant sa naissance. Elle est née d’un mariage par défaut : chacun de ses parents a épousé l’autre tardivement (pour l’époque), faute de mieux, suite à des drames antérieurs et à une baisse dans l’échelle sociale. Fille unique hyper-couvée par une mère malheureuse mariée à une brute, et méprisée par un père macho qui aurait préféré un fils, on lui a demandé de renoncer à son enfance pour être la meilleure en tout, mais en échange, elle devait être une grande dame une fois adulte, avec du monde à ses pieds. Au lieu de cela, elle eut droit à cinq ans de guerre à l'âge de 14 ans, et à 22 ans de dictature de l'âge de 19 ans à celui de 41 ans.

Se découvrant artiste, elle fut incomprise de ses parents et finit par épouser un médecin machiste (mais pas plus que la moyenne des Européens de l'époque). Après huit avortements (selon elle; deux ou trois selon lui), elle se retrouva mère avec un autre homme (mon père). Mais elle réussit à vivre de son art, et cela grâce au communisme qui acceptait de subventionner les artistes acceptant de s’embrigader (en fait il s’occupait aussi des autres artistes, leur trouvant du travail dans le domaine du terrassement, en les logeant et nourrissant de soupe en échange de ce travail, à la campagne, bien gardés dans de grands enclos de fil barbelé, avec des miradors sur les côtés et des baraques de bois au milieu, munis de châlits en fer).

Malgré les subventions, elle étouffait. Et puis, les camarades qu’il fallait aimer pour maintenir ces subventions, vieillissaient et étaient de moins en moins charmants.

Pour sortir du camp des travailleurs où tout le monde est si heureux, qu’on chante tous du matin au soir, la la li, la la la, il fallait un passeport. Celui-ci n’était accordé qu’aux camarades les plus méritants : hauts fonctionnaires du gouvernement, responsables du parti unique, directeurs d’entreprises, membres de la police politique. Ceux-là mêmes qui ne faisaient pas des heures de queue pour un approvisionnement aléatoire et incomplet, mais appelaient un numéro spécial pour être livrés à domicile de tout ce qu’ils pouvaient désirer. Eux seuls avaient le droit de visiter l’enfer capitaliste.

Non seulement ma mère voulait elle aussi visiter l’enfer capitaliste, mais de plus, elle ne voulait pas sortir seule, mais emmener son mari et son fils pour porter ses bagages, faire ses courses, la soutenir. Un rêve irréalisable. Pour ouvrir un tel portail, il fallait sept clefs introuvables : si une seule manquait, impossible de sortir.

Première clef : il fallait une invitation officielle de l’étranger, certifiant que l’invitant prend en charge tous les frais de l’invité. Ma mère a eu cette clef en prenant le risque, dix ans auparavant, de parler de sa vie à des marionnettistes hollandais, Felicia et Guido Van Deth-Beck, venus pour un festival en 1958. Le risque était grand : emprisonnement prolongé, car il était interdit d’avoir des contacts avec des ressortissants des pays impérialistes, sans en faire état à la police politique ou sans ordre d’elle (c’était un crime de trahison, un crime contre le peuple dans sa lutte de classe contre l’impérialisme).

Seconde clef : une raison de sortir. Ma mère, en tant qu’artiste inscrite à l’Ordre des Artistes Plastiques, avait comme raison crédible, la nécessité de se documenter en visitant les musées et monuments de l’Europe occidentale.

Troisième clef : une raison impérative de sortir. Ma mère s’est procuré cette clef en envoyant par personne interposée ses œuvres au Concours international de céramique de Faenza (Faïence), en Italie, en 1967, où elle gagna la médaille d’or (médaille échangée bien plus tard contre un paquet de cigarettes). Comme à l’Ordre des Artistes Plastiques elle était inscrite comme graphiste et peintre, et non comme sculptrice et céramiste, là le risque était une grosse amende et la radiation ; mais la gloire de cette médaille rejaillissant sur le pays, elle fut acquittée (plusieurs de ses amants étaient dans le jury). Toutefois, son absence à la remise des médailles de 1967 était mauvaise pour l’image du régime, et c’était ça la troisième clef. Melisanda Lama, commissaire de ce Concours de céramique, fit elle aussi à ma mère une invitation… à venir chercher sa médaille !

Quatrième clef : une raison impérative de sortir accompagnée d’un mari et d’un fils. Là c’est sa santé qui fut la clef : elle avait déjà à l’époque un dossier médical épais, partiellement justifié, mais grossi de diagnostics de médecins amis (et plus si affinités).

Cinquième clef : une conjoncture politique favorable. Ce fut le cas en 1968 : c’était l’Année internationale du tourisme, même les régimes totalitaires se devaient de faire bonne figure, et surtout c’était l’année du Printemps de Prague et des révoltes de Mai à Paris. Ceausescu, le dictateur communiste roumain, ne savait pas trop sur quel pied danser, il essayait d’augmenter sa marge de manœuvre par rapport à Brejnev, et au début il soutînt le « Socialisme à visage humain » de Dubcek, à Prague (qui, entre autres, promouvait une ouverture des frontières à la libre circulation des personnes). De Gaulle, le président capitaliste français, avait, lui, un gros problème de légitimité à Paris, étant contesté surtout par des marxistes, et cela l’encourageait à laisser venir en France des dissidents ou des transfuges de l’Est fuyant le communisme. Lui, c’est par rapport à son opposition de gauche et à l’OTAN qu’il cherchait à augmenter sa marge de manœuvre. Et dans cette optique, il vînt en Mai rencontrer Ceausescu à Bucarest, où il se consola des huées de Paris en jouissant des acclamations (pour une fois spontanées) des roumains.

Sixième clef : un coup de pouce intérieur. Cette clef-là, ce fut la camarade Macovei, épouse d’un camarade très influent du Service des passeports, qui la fournit à ma mère, en échange de quelques meubles, icônes et verres de Bohême des 17ème et 18ème siècles.

Enfin septième et dernière clef : un coup de pouce extérieur. Cette clef-là, ma mère la doit à deux femmes, séduites par son Art : Sanda Stolojan, amie déjà réfugiée politique, devenue traductrice de De Gaulle pour sa visite à Bucarest, et Geneviève Anthonioz, fondatrice (plus tard) de l’ONG « ATD Quart-monde » et nièce de De Gaulle. Ces deux femmes firent ajouter le nom de ma mère, de son mari de et son fils sur une liste de personnalités artistiques et littéraires roumaines, que De Gaulle « souhaitait avoir comme visiteurs à Paris », si toutefois le gouvernement roumain y consentait, bien sûr, « dans le cadre des échanges culturels » qui étaient à l’ordre du jour des conversations entre les deux chefs d’état. Sanda Stolojan étant elle-même en état de trahison et Geneviève Anthonioz étant citoyenne d’un état impérialiste, tout contact avec elles par courrier (les lettres étaient lues) ou téléphone (ils étaient écoutés à l’international, que l’on ne pouvait avoir que depuis la poste centrale de Bucarest) représentait là aussi un gros risque d’arrestation. Ce n'est que par personnes interposées (prenant elles-mêmes de gros risques) que l'on pouvait communiquer. Mais cette clef en valait la peine : c’était la clef de voûte.

Mue par le désir ardent de s’épanouir comme artiste dans un monde libre, ma mère sut trouver ces sept clefs, elle sut ainsi ouvrir et franchir le portail. Si je lui suis reconnaissant, si je peux dire qu’elle m’a donné la vie, ce n’est pas pour son accouchement le 4 août 1955 dans une mare et un monde de merde, mais pour notre franchissement du Rideau de Fer le 13 août 1968, dans un soleil resplendissant et des milliers de fleurs, de couleurs, de senteurs. C’est là que je suis véritablement né, c’est là qu’elle m’a véritablement mis au monde, et qu’importent ses motivations!

Ma mère était une artiste. Cela, et cela seul comptait à ses yeux.

Il n’y avait pas d’amour entre nous : ce n’est ni automatique, ni obligatoire, on n’est pas des bêtes. Mon père n’était pas son mari lors de ma naissance, je n’étais pas attendu, je n’ai pas demandé à naître, je n’étais pas ce qu’elle attendait d’un enfant, elle n’était pas ce que j’attendais d’une mère. On s’est supportés. On a fait notre devoir. L’adversité, la xénophobie ambiante ont parfois créé des moments de complicité entre nous.

Parce qu’elle fut ma mère et qu’elle n’était pas faite pour cela, il y a des choses à propos de la maternité que je dois dire ici.

Au Planning familial, une affiche : « Un enfant désiré pour qu’on l’aime ».

Sage-femme, mon épouse a mis environ 30.000 bébés au monde.

Avant même que l’enfant naisse, certaines mères sont si angoissées, d'autres si négligentes, d'autres encore si sûres d'elles qu’elles ont déjà décidé de ce que devra être l’enfant: tantôt une charge, tantôt un animal de compagnie, tantôt un brave petit soldat bien obéissant, tantôt un investissement, tantôt une amarre à leur homme... Naturellement, entre ces extrêmes, il y a une majorité de mères qui s’en sortent sans jérémiades ni calculs ni égoïsme, et même avec plaisir et amour. Cela me paraît étrange et merveilleux, mais il paraît que c'est la majorité !

Certaines mères ne pensent qu’à éviter la douleur et sont prêtes à se faire césariser d’office. D’autres au contraire recherchent la souffrance et refusent les soins auxquels elles ont droit. Là aussi, entre ces deux extrêmes, la plupart des mères savent raison garder.

Certaines mères sont spontanément heureuses d’accoucher, accueillantes, aimantes pour ce petit saucisson violet, gluant, geignant qui sort d’elles et qui ensuite, pense surtout à téter. D’autres font leur devoir, sans réel plaisir. D’autres encore sont franchement ennuyées et font tout pour le confier à d’autres mains. Naturellement toutes les nuances existent entre ces trois variantes, et l’on peut passer de l’une à l’autre.

Penser que la maternité est la finalité première de la femme, penser que l’attachement est une « loi naturelle », c’est être rigide entre les oreilles et fermé dans sa cage thoracique. Ce genre de pensée ne crée que du devoir, pas de l’amour. Du devoir que l’on va essayer de faire passer pour de l’amour, pour oublier la souffrance d’avoir été élevé par devoir. C’est efficace : on oublie effectivement, on croit sincèrement qu’amour et devoir sont une même chose.

Pas ma mère, pas moi. Nous n’avons pas confondu les deux et nous avons décidé d’un commun désaccord qu’on ferait chacun notre devoir, de mère, de fils, en le faisant chacun bien sentir à l’autre et en le lui rappelant au besoin.

Il y avait un cadre institutionnel à ce devoir : l’idéologie exclusivement hygiéniste du début du 20ème siècle, qui dans l’enfant ne prenait en compte que le corps, qui ignorait totalement l’existence et les étapes de l’attachement, qui séparait les nourrissons des mères dès leur naissance pour les mettre en pouponnière à l’autre bout de la maternité pour au moins une semaine, qui les enfermait dans des langes en forme de cocon, qui les ramenait au sein ou leur collait un biberon à heure fixe (quels que soient leurs pleurs). Cette idéologie avait été complètement intégrée par le régime communiste, qui d’ailleurs est une sorte d’hygiénisme social auquel seuls les rrôms (gitans, tsiganes, etc) ont su échapper. Il n’y avait donc en maternité pas d'alternative (sinon celle d’être rrôme) et aucune sage-femme, aucune infirmière, aucun médecin, aucun psy, quelles qu’aient été son intelligence ou son ouverture émotionnelle, n’aurait pu y déroger ; les travaux de Freud, Jung, Montessori, Bettelheim, Brazelton, Dolto, Cyrulnik ont été interdits jusqu’en 1989, seuls passaient Piaget et Wallon, et même eux étaient caviardés (censurés). Le mot « empathie » ne figurait même pas dans les dictionnaires spécialisés. Sentimentalisme bourgeois !

Si nous avions été allemands ou français, ce cadre, ce devoir auraient créé un enfer. Dionysos merci, nous étions roumains, c’est à dire dilettantes.

C’est à dire que le rideau de fer du devoir s’est déchiré de longs moments d’abandon réciproque, d’éloignement, de dérogation aux règles hygiénistes du livre : « Comment élever son enfant » du docteur Drimmer. Je fus confié pour des durées diverses, allant jusqu’à huit mois, à toute sorte de nourrices de toutes origines et éducations, dont une dans un village des Carpates vivant encore à l’heure médiévale (quel voyage dans le temps ! Georges Duby m’aurait envié), une autre dans une famille de rrôms (aventures ethnologiques à sept ans : génial), et de 8 à 12 ans tout simplement à mon père qui vivait ailleurs et était souvent absent durant des semaines, me laissant livré à moi-même et à la rue, c’est-à-dire aussi libre que peut être en enfant dans un régime à vocation totalitaire, mais appliqué par des dilettantes.

Ainsi ai-je échappé précocement à la confusion amour/devoir, mais pas aux confusions amour/avilissement, amour/honte, ou au contraire solitude/liberté, et solitude/dignité. Il me fallut construire moi-même mes propres valeurs, et trois histoires d’amour (avec des femmes, je suis de tendance hétéro) en un demi-siècle, m’auront été nécessaires pour bien doser et tresser amour/respect, amour/liberté et amour/dignité.

Mais au moins, grâce à ces expériences, je suis resté en vie et capable de m’adapter sans me renier, au monde qui nous entoure. Certaines personnes s’horrifient de mon parcours et de mes idées, d’autres m’applaudissent. Il n’y a ni à s’horrifier, ni à applaudir : je ne suis ni un monstre de cynisme et de misanthropie (bien que j’aie éprouvé, petit, de la détestation envers le genre humain, à cause de ce que j’ai vu, et que je soie aujourd’hui très circonspect vis-à-vis de toutes les idéologies optimistes), ni un génie de résilience (certes je m’en suis sorti, mais de justesse, en y laissant pas mal de plumes et en ayant déçu assez gravement deux femmes et quelques copains). Modestement, je suis entre les deux: je surnage.

Ma mère était une artiste, et cela seul comptait à ses yeux. Elle aurait éclaté comme un Picasso féminin à la face du monde, si, si, si.

Un : SI elle avait pu lâcher une bonne fois la rambarde des « traditions rassurantes » (ce sont ses termes) elle aurait été géniale, car elle était, lorsqu’elle se lâchait, « no limits », et elle avait assez de culture en histoire de l’art, pour ne rien ignorer de ce qui s’était fait avant elle et durant sa vie. Et elle avait un véritable don créatif et décoratif, et lorsqu’elle se lâchait, ce qu’elle créait n’était jamais figé, fermé.

Deux : SI elle avait été capable ne fut-ce que d’un tout petit peu de respect et d’empathie sincères pour les gens qui l’entouraient, d’un tout petit peu de reconnaissance réelle pour ceux qui l’ont aidée alors qu’ils ne lui devaient rien.

Trois : SI elle s’était consacrée uniquement à son art, si elle s’était mise au service de sa propre puissance créatrice, sans essayer de jouer six rôles de composition, six rôles de trop:
* la ménagère... elle qui n’a jamais su manier un balai sans soulever un nuage de poussière envahissant toute la maison,
* la cuisinière... elle dont la plus grande réussite fut l’omelette nageant dans son bain d'huile,
* l’épouse... elle qui n’a jamais su résister à un bel éphèbe,
* la mère... elle qui confondait enfant et poupée de cire,
* la victime du communisme... elle qui eut le titre d' "agitatrice dans les milieux artistiques" au Parti en 1949,
* la croyante... elle dont l’âme était fille de Narcisse et d’Aphrodite, et élève d’Épicure !

Destinés à glaner acceptation, affection, respectabilité, aides (et ça a marché, pas autant qu’elle l’aurait voulu, mais assez pour qu’elle puisse vivre sans avoir à accomplir de travail alimentaire), tous ces rôles de composition lui ont cependant coûté beaucoup d’énergie : autant de perdu pour la création proprement-dite.

Ces trois SI sont les raisons qui l’empêchèrent de sortir de l’anonymat, alors qu’elle en avait les moyens, surtout entre 1969 et 1977 alors que mon père l’entretenait dans un grand appartement lumineux, qu’elle avait encore beaucoup d’admirateurs et d’amis, et que rien n’aurait pu entraver son Art. L’Art est un amant jaloux et exigeant, il s’étiole si on le néglige…

Il n’y avait pas d’amour entre ma mère et moi : elle n’a jamais parlé Art avec moi et déchirait mes dessins d’enfant. Nous n’avons jamais échangé d’idées, alors que tous ses amis la trouvaient brillante, émouvante, surprenante. A ses yeux je n’étais pas un successeur ou un futur collègue, mais un sous-humain. La seule fois où elle a tenté de s’occuper de mon éducation, ce fut pour me retirer du collège (dont elle n’aimait pas l’éducation laïque et citoyenne française) afin de m’enseigner elle-même un ersatz de philo expurgée de tout ce qui n’était pas chrétien, où Saint-Augustin, Gustave Thibon, Alexis Carrel et Lanza del Vasto (au demeurant mal assimilés) tenaient le haut du pavé, et dont la synthèse donnait un genre de vademecum du fils imbécile et soumis, capable de servir sa mère artiste, mais surtout pas d’exister, de réfléchir, d’agir ou de créer par lui-même.

Pour lui échapper, je me suis jeté dans les bras de la Science, où ni ma mère ni mon père ne pouvaient me suivre. Voilà pourquoi je me définis comme un artiste égaré au pays de la science. La rude discipline du chercheur ne convenant pas à ma nature artistique et créatrice, je suis devenu un diffuseur de la culture scientifique et j’en ai fait mon métier. La société, longtemps sourde à ces choses (moins à présent, avec la trouille des changements environnementaux), n’a pas estimé que la valeur marchande de ce métier valait plus que le SMIC, et c’est pourquoi je n’ai jamais pu subvenir intégralement aux immodestes besoins de ma mère : ce sont quelques bienfaiteurs qui s’en sont chargés, jusqu’à son dernier souffle.

En fuyant ce que certains occidentaux cyniques (qui prenaient les Européens de l'est pour des rats de labo) ont osé appeler "l'expérience sociale" communiste, ma mère m’a sauvé d’un destin certainement psychiatrique et probablement carcéral le 13 août 1968. C’est tout ce que je veux retenir d’elle.